Les mirages gravitationnels (IV) - Le Ciel - Bulletin de la Société Astronomique de Liège Volume 63 (Janvier 2001), p.21
Dans des articles parus dans les trois derniers numéros du Ciel, nous avons décrit les principes de base qui régissent la formation des mirages atmosphériques et des mirages gravitationnels. Nous avons ensuite montré comment ces phénomènes peuvent être simulés grâce à des lentilles optiques spécialement fabriquées à cet effet. Dans le présent article, nous allons montrer les analogies existant entre ces mirages et les images multiples de sources de lumière vues au travers d'autres types de lentilles.
Ainsi, la formation des images multiples d'un quasar distant
par les effets de lentille gravitationnelle induits par un déflecteur
d'avant-plan (galaxie, amas de galaxies, etc.) peuvent être très
simplement et fidèlement reproduites au moyen de l'expérience du
verre de vin rouge... Le choix de ce liquide est purement scientifique :
il s'agit de minimiser l'aberration chromatique. Rappelons en effet que les
déviations des rayons lumineux provoquées par les lentilles
gravitationnelles sont les mêmes pour toutes les longueurs d'onde.
Un premier aperçu de la distorsion produite par le verre de vin est
présenté à la Fig. 1 : le verre est placé sur
une feuille de papier millimétré, et l'on observe aisément
la déformation du champ d'arrière-plan. L'expérience
proprement dite est réalisée ici avec comme source de
lumière une bougie, censée imiter le quasar lointain (l'ampoule
d'une lampe de poche peut tout aussi bien convenir).
Dans le montage présenté à la Fig. 2, la source de
lumière est placée à une distance de plusieurs
mètres comptés à partir d'une table de cuisine ou de salle
à manger, sur laquelle on a déposé un verre de vin rouge.
A l'instar d'une lentille gravitationnelle, le verre de vin redistribue
derrière lui le champ de lumière émis par la source. De
fortes concentrations de lumière existent sur la table, juste
derrière le verre de vin. Ces concentrations de lumière
correspondent à des caustiques de lumière, dues à la
superposition de paires de rayons qui s'intersectent quasiment
parallèlement. La caustique à 2 dimensions visible sur la table
est bien sûr le résultat de l'intersection d'une caustique
à 3 dimensions avec le plan de la table. Dans le cas présent, la
caustique a une forme à peu près triangulaire. Les trois
côtés sont appelés branches de la caustique,
les trois sommets sont appelés croisements .
Un agrandissement de cette caustique est présenté à la
Fig. 3. Les branches de la caustique résultent de l'enveloppe de paires
de rayons lumineux tangents deux à deux qui ont été
émis par la bougie. Il en résulte que si un observateur place son
oeil sur une branche de caustique, il apercevra une paire d'images de la source
distante, images qui fusionnent pratiquement. La fusion de trois images sera
vue lorsque l'oeil de l'observateur sera placé sur un croisement de la
caustique. La fusion de telles images fait bien sûr penser aux arcs
lumineux qui ont été décrits dans les articles
précédents.
Afin de pouvoir positionner votre oeil en divers endroits de la caustique, nous vous recommandons de placer le verre de vin très prés du bord de la table directement opposé par rapport à la source de lumière. Vous pourrez alors aussi constater que le nombre total d'images, qui est toujours impair, diminue de 2 lorsque votre oeil passe au travers d'une branche ou d'un croisement, de l'intérieur vers l'extérieur de la caustique. Ceci correspond à un théorème dû à Burke, et démontré dans le cas des lentilles gravitationnelles transparentes.
Figure 3 |
Figure 4 |
La Fig. 4 illustre une photo obtenue avec une caméra dont l'objectif a été placé au centre de la caustique : un total de 9 images de la source de lumière y sont visibles.
Comme exercice, nous vous suggérons de dessiner
toutes les différentes configurations d'images d'une source de
lumière distante vue au travers d'un verre de vin lorsque vous
déplacez votre oeil en différents points de la caustique.
Comparez ces images à celles observées pour des quasars distants
dont certaines photographies ont été publiées dans nos
articles précédents.
Pour rappel, une galerie plus complète des mirages gravitationnels
connus est disponible via la page web :
https://vela.astro.uliege.be/grav_lens/
Il est important de dire ici que la formation de caustiques est un phénomène tout à fait répandu dans la nature. Ceci se produit chaque fois qu'un objet d'avant-plan dévie la propagation de rayons de lumière d'une source distante. Par exemple, à chaque paire constituée par un quasar et une galaxie, ou par une étoile et une autre, ou par une planète et un quasar, ou par un amas de galaxies et une étoile, etc., correspond une caustique de lumière à 3 dimensions plongée dans l'Univers, et dirigée à partir de la lentille dans la direction opposée à la source. Chaque fois qu'un observateur se trouve à proximité d'une telle caustique, il voit des images multiples de la source de lumière d'arrière-plan. A cause des mouvements relatifs entre l'observateur, la lentille d'avant-plan et la source d'arrière-plan, ce phénomène ne dure pas éternellement. On peut montrer que la durée de vie typique d'un mirage cosmique constitué d'un quasar source et d'une galaxie lentille est de l'ordre de 20 millions d'années. Si on remplace la galaxie lentille par une simple étoile, beaucoup moins massive, on trouve que cette durée de vie est ramenée à seulement 20 ans. Si l'étoile lentille se trouve non pas à des distances cosmologiques mais est située dans le halo de notre Galaxie, la durée de vie du mirage cosmique peut n'être que de quelques semaines. Des centaines de tels mirages, appelés événements micro-lentille ont déjà été observés.
A cause du vent, l'interface entre l'air et l'eau dans les
mers, dans les océans..., est ondulé en permanence et par
conséquent les rayons lumineux qui proviennent soit du Soleil, de la
Lune ou des étoiles sont déviés de façon
aléatoire dès qu'ils pénètrent dans l'eau.
Il en résulte la formation de caustiques aquatiques et la Fig. 5
illustre de telles caustiques projetées sur le fond d'une piscine. La
Fig. 6 illustre aussi très bien ce à quoi ressemblent des
caustiques projetées sur le corps d'une baleine, telles
qu'imaginées par le peintre américain Miller.
Figure 5 |
Figure 6 |
En conséquence, il n'y a aucun doute que chaque fois
qu'un des yeux de la baleine passe au travers d'une branche ou d'un croisement
de caustique, celle-ci apercevra des images multiples du Soleil, de la Lune ou
même des étoiles. Bien entendu, la configuration de ces images
changera au cours du temps, suivant les humeurs du vent et les mouvements du
cétacé.
De telles images multiples, telles que les voient les requins du grand aquarium
Sea World (Orlando, Floride) ont été photographiées par
deux des auteurs au mois de Février 1994 (cf. Figs. 7 et 8).
Figure 7 |
Figure 8 |
Voici d'autres exemples de caustiques (Fig. 9) et d'images
multiples (Fig. 10) pour lesquelles les sources sont des pièces de
monnaie placées au fond d'une piscine (photographies obtenues par J.
Schramm). A partir de l'analyse des faibles distorsions d'images
observées pour les pièces de monnaie, il est possible pour un
astrophysicien spécialisé dans l'étude des mirages de
restituer la forme exacte de l'interface entre l'air et l'eau présent au
moment de la prise de la photographie.
Les faibles distorsions d'images vues pour les pièces de monnaie
rappellent celles détectées pour les images de faibles galaxies
lointaines dans l'Univers. De telles distorsions photographiées avec un
des quatre très grands télescopes de 8,2m de diamètre
(Very Large Telescope) de l'ESO ont été présentées
tout récemment.
En étudiant ces distorsions d'images de 76.000 galaxies faibles
d'arrière-plan très distantes, les astrophysiciens ont
été à même de dresser une cartographie
précise de la distribution de la matière, pour la plupart
invisible, responsable de la déviation des rayons lumineux en provenance
des galaxies lointaines.
Cette technique s'annonce comme un moyen futur très
puissant de tracer la distribution de la matière dans l'Univers, visible
et invisible. A partir de telles analyses, une équipe internationale
d'astrophysiciens a déjà pu conclure que seule la matière
visible et invisible ne pouvait à elle seule stopper l'expansion de
l'Univers. La partie gauche de la Fig. 11 est un cliché CCD profond du
ciel à partir de laquelle de très légères
distorsions d'images de faibles galaxies ont été mises en
évidence; la Fig. 11 de droite représente une cartographie de la
distribution de la matière dans cette direction du ciel
déterminée à partir de l'analyse des observations.
Les régions les plus brillantes sur la photo de droite correspondent aux
plus grandes concentrations de matière détectée, visible
et invisible. La plus forte concentration de masse correspond en fait à
un amas de galaxies visibles sur la photo de gauche.
Finalement, il est aussi possible d'observer sans trop de peine chez nous, en automne, des mirages d'êtres humains. Il suffit de se rendre à la foire de Liège, plus exactement dans le palais des miroirs déformants. Ceux-ci sont produits par de grands miroirs déformés, ondulés qui dévient les rayons lumineux en provenance des visiteurs. Voici en Figs. 12 et 13, deux images de Virginie et Isabelle Surdej, prises au mois d'octobre 1989.
Figure 12 |
Figure 13 |