Le Ciel - Bulletin de la Société Astronomique de Liège Volume 62 (Novembre 2000), p.282

Les mirages gravitationnels (II)

Jean et Anna Surdej
Adaptation: André Lausberg

Histoire d'une découverte

Dans un article introductif paru dans notre bulletin de septembre 2000 ("Le Ciel" - Bulletin de la Société Astronomique de Liège, Vol. 62, p.199) nous avons décrit les mirages atmosphériques. Ceux-ci présentent en effet de nombreux points communs avec les mirages gravitationnels, dont l'étude passionne depuis plus de 20 ans les astrophysiciens. C'est en effet en 1979 que, par un heureux hasard, une image double d'un quasar fut découverte. Depuis lors, des dizaines d'images multiples de quasars ont été accumulées, et leur étude théorique a permis d'obtenir de précieux enseignements à la fois sur les sources de rayonnement, à savoir les quasars, ainsi que sur les déflecteurs * galaxies ou amas de galaxies * qui dévient la lumière de ces mêmes quasars. Par ailleurs, de nombreuses questions intéressant la cosmologie ont pu être approchées d'une manière entièrement nouvelle. Citons une déter- mination indépendante de la constante de Hubble et la distribution des masses visibles ou cachées dans l'Univers.
Cette moisson extraordinaire de résultats, qui fait augurer d'autres découvertes majeures, a été précédée de spéculations théoriques nombreuses et variées, bien avant même l'avènement de la théorie d'Einstein.

Do not Bodies act upon Light at a distance, and by their action bend its Rays; and is not this action strongest at the least distance?
(Isaac Newton 1704)

Ainsi, dès le début du XVIIIe siècle Newton s'interroge sur l'action possible exercée par des corps massifs sur la trajectoire de la lumière. C'est que le savant anglais considérait la lumière comme pouvant être constituée de grains élémentaires, que l'on appelle aujourd'hui «photons » et qui, selon lui, devaient être attirés par les corps massifs, à l'instar des particules de matière. Il questionne donc avec prudence: «Pourquoi les corps n'agiraient-ils pas à distance sur la lumière, en sorte que par leur action ils courberaient les rayons; et cette action ne serait-elle pas plus forte à courte distance? »
Au fond, en suivant ce raisonnement, la seule différence entre d'une part une comète qui est déviée en passant près du Soleil, et d'autre part un grain de lumière rasant notre étoile, c'est que ce grain de lumière est doté d'une vitesse bien supérieure (dans ce contexte, on ne se préoccupe pas trop de savoir si le «photon » a une masse ou pas ...).
Le calcul de cette déviation, dans le cadre de la mécanique newtonienne, a été effectué par l'astronome Soldner en 1804, à l'observatoire de Munich. La déviation trouvée, pour un rayon passant au bord du Soleil, est de 0,875 seconde d'arc. Cependant, durant les xviiie et xixe siècles, ni la conjecture de Newton ni le résultat de Soldner ne furent pris au sérieux, car c'est une description de la lumière en termes d'ondes qui prévalait, par opposition à une description en termes de particules.
La question va resurgir dans un tout autre contexte au début du xxe siècle, avec l'élaboration de la théorie de la Relativité Générale. Einstein postule qu'un objet massif comme le Soleil doit courber l'espace-temps dans son voisinage et que toute particule, massive ou non (comme les photons lumineux) doit alors se mouvoir le long d'une «géodésique » de cet espace-temps courbé. Il prédit dès 1915 qu'un rayon lumineux passant au ras du Soleil doit être dévié d'un angle égal à 1,75 secondes d'arc, soit exactement le double de la valeur calculée par Soldner.
Rappelons la célèbre formule d'Einstein, que l'on trouve dans tous les livres de Relativité Générale. L'angle de déviation est donné en fonction de la masse MSol du Soleil et de son rayon RSol par:

alpha =4GMSol/(c2RSol)=1.75"
valeur que l'on retrouve sans peine à l'aide d'une calculette, en se rappelant la valeur de la constante de Newton G=6.67 ×10-11 (en unités MKS) et celle de la vitesse de la lumière c=3 ×108 m/s. (NB: le rapport est un nombre sans dimension, dès lors l'angle est obtenu en radians, et 1 radian=2 ×105").
Pour départager les théories de Newton et d'Einstein, il suffisait en principe de photographier une portion du ciel entourant le Soleil lors d'une éclipse totale, et de comparer ce cliché à celui obtenu en photographiant les mêmes étoiles en l'absence du Soleil. Ce fut fait pour la première fois en mai 1919 et 6 mois plus tard, par Eddington et ses collaborateurs. L'angle de déviation prédit par Einstein fut confirmé, bien qu'avec une précision médiocre puisque l'inexactitude était de 20 à 30 %. Néanmoins, ce résultat excluait le résultat classique, confortait la nouvelle théorie d'Einstein, et confirmait d'une manière indiscutable le concept suivant lequel la lumière subit une déviation dans un champ gravitationnel.

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Figure A. - Dans la partie (a) du schéma, les courbures induites par la masse centrale d'une étoile sont figurées sur un espace à deux dimensions, censé représenter l'espace-temps courbé à 4 dimensions. Les rayons provenant des deux étoiles sont attirés vers le centre. L'observateur placé en O attribue donc aux deux étoiles les positions indiquées sur la partie (b), au lieu de les voir comme sur la partie (c). Le champ des étoiles est donc dilaté par cet effet de lentille.

Concernant la piètre précision de l'expérience d'Eddington, on rappellera que les observations ont été reproduites lors d'éclipses ultérieures du Soleil, et que les incertitudes ont été réduites à moins de 1 %, grâce aux méthodes radio interférométriques et à l'observation de sources lointaines et ponctuelles (les quasars) en lieu et place des étoiles.
Il semble qu'Eddington fut le premier, en 1920, à proposer la formation possible d'images multiples d'une étoile lointaine, par suite de l'effet de lentille gravitationnelle dû à une autre étoile se trouvant à l'avant-plan. Mais on note que dès 1919, Lodge avait comparé un objet massif comme le Soleil à une lentille, tout en remarquant que cette lentille ne possédait pas de réelle distance focale (Ndlr: voir plus loin la simulation de lentilles gravitationnelles à l'aide de lentilles optiques particulières).
En 1923, Frost, alors directeur du Yerkès Observatory, voulut lancer un programme de recherches d'images multiples pour les étoiles de notre galaxie, mais les observations ne furent jamais effectuées.
En 1924, Chwolson suggéra l'idée de la formation d'une image annulaire, ceci dans le cas d'un alignement parfait entre l'observateur et deux étoiles situées à des distances différentes.
La notion d'amplification de la quantité de lumière reçue apparaît en 1933, quand Etherington démontre que le phénomène de lentille gravitationnelle préserve l'intensité spécifique (quantité de lumière par unité de surface et d'angle solide) des ondes électromagnétiques. Il est dès lors facile d'établir que l'amplification de la source est tout juste égale au rapport entre la surface de l'image observée, et celle que l'on obtiendrait si le phénomène de lentille n'avait pas lieu, autrement dit la surface du disque réel de l'étoile source. On peut prendre comme exemple la surface de l'« anneau de Chwolson », laquelle peut être de loin supérieure à celle de l'étoile vue en ligne directe.
Albert Einstein, en 1936, a redécouvert indépendamment des autres chercheurs les caractéristiques principales des lentilles gravitationnelles, notamment les doubles images que l'on pourrait obtenir si la lumière d'une étoile était déviée par une autre étoile. Il décrivit également le phénomène de l'anneau, appelé depuis lors « anneau d'Einstein » ... Mais l'inventeur de la Relativité Générale demeura fort sceptique quant à la possibilité d'observer le phénomène de lentille à partir d'étoiles.
Sur base de notes manuscrites d'Einstein, on a pu récemment, en 1997, constater que durant le printemps de 1912, soit trois ans avant d'achever sa théorie de la gravitation, son auteur avait établi la théorie complète de la formation d'images multiples, y compris le phénomène d'amplification. Il semble donc qu'Einstein, en 1936, avait complètement oublié ses travaux de pionnier sur le sujet, réalisés 23 ans auparavant ...
C'est en 1937 que Franz Zwicky * a réalisé qu'il y avait une très grande probabilité d'identifier un « mirage » grâce aux lentilles gravitationnelles, c'est-à-dire d'observer plusieurs images distinctes du même objet, visibles depuis le sol. Il était question cette fois d'objets extragalactiques et non plus d'étoiles de notre galaxie. Zwicky proposa même d'utiliser les galaxies d'avant-plan comme des télescopes cosmiques naturels afin d'observer des objets du ciel profond, qui autrement seraient trop faibles pour être visibles. Il insista également sur la possibilité de « peser » les galaxies distantes, grâce à une simple application de la loi de déviation de la lumière, tout en réalisant un test de la Relativité Générale.
Zwicky écrivait en 1937: « la probabilité que des nébuleuses galactiques agissant comme des lentilles gravitationnelles soient découvertes devient pratiquement une certitude ». Il était d'ailleurs très surpris de noter 20 ans après, en 1957, qu'aucun effet n'avait encore été découvert grâce au télescope de 200 pouces du Mont Palomar.

{Inflexion des rayons lumineux par la gravitation}

Figure B. Inflexion des rayons lumineux par la gravitation. Un observateur voit les différentes images d'un quasar lointain, suivant les directions des rayons lumineux qui lui parviennent, et qui ont été déviés par une galaxie massive interposée. Le rayon supérieur passe dans le vide à l'extérieur de la galaxie; il est donc attiré par toute la masse de celle-ci. Par contre les deux autres rayons traversent le disque galactique et sont déviés seulement par la masse centrale.

Près d'un quart de siècle se passa avant que l'intérêt pour la théorie des lentilles gravitationnelles ne soit ravivé, à propos de d'effet lentille dû aux galaxies ou aux étoiles, ou encore concernant les applications cosmologiques possibles (cfr les travaux de S. Refsdal, docteur honoris causa de notre université). Certaines des applications proposées étaient particulièrement riches de promesses, à cause de la découverte des quasars par M. Schmidt en 1963. Ces objets extrêmement distants, très lumineux et d'aspect stellaire baptisés aussi QSO (Quasi Stellar Objects) allaient sans doute, mieux que des images de galaxies étendues et diffuses, permettre d'identifier des images multiples d'un même objet.
La recherche théorique se poursuivit durant les années 70, bien qu'à un rythme plus lent, et les prévisions toujours plus précises n'incitaient pourtant pas les observateurs à développer une recherche systématique de lentilles gravitationnelles.
C'est finalement 42 ans après la prédiction de Zwicky que le rêve de quelques astronomes devint réalité. C'est avec pas mal de chance que Walsh, Carswell et Weymann découvrirent en 1979 le premier exemple d'un quasar dont l'image est dédoublée par une galaxie du champ, jouant le rôle de lentille gravitationnelle. L'objet, appelé Q0957+561 A & B, consiste en deux images séparées sur le ciel de 6 secondes d'arc. Plusieurs arguments plaident en faveur de la double image d'un seul objet, à savoir:

- on note la similarité entre les spectres (les « empreintes digitales »)

- les légères différences entre les images optique et radio s'expliquent par un modèle simple

- on a pu observer la galaxie faisant office de lentille

- un délai temporel a été mesuré entre les arrivées des deux rayons, en se basant sur les variations de lumière de la source, et en tenant compte des différents chemins parcourus. Ces mêmes observations ont conduit à une première détermination indépendante de la constante de Hubble (*km/sec/Mpc).

A partir de cette découverte de pionniers, tant les observations que les travaux théoriques ont connu une croissance remarquable. En 1983, le Colloque international de Liège fut la première conférence dédiée officiellement à la reconnaissance et à l'étude des mirages gravitationnels. A cette époque encore, une majorité d'astrophysiciens ne reconnaissaient pas la vraie nature de ces joyaux du ciel. En 1993, lors d'un autre Colloque international de Liège, consacré également aux mirages cosmiques, plus de 1000 articles étaient parus sur le sujet. Le domaine des lentilles gravitationnelles constitue aujourd'hui une branche nouvelle et indépendante de l'astronomie extragalactique. En témoigne l'histogramme de la figure C qui rend compte de l'accroissement des publications scientifiques au cours des 20 dernières années, avec un total approchant les 3000 articles!


nombre d'articles publiés

Figure C. Nombre d'articles publiés par année à propos des lentilles gravitationnelles, avant et après la découverte du quasar dédoublé Q0957+561 A & B

Plus de 50 images multiples de quasars sont aujourd'hui reconnues comme telles; elles concernent une grande variété de phénomènes allant des images multiples légèrement amplifiées à d'immenses arcs lumineux (cf photo de couverture), en passant par l'anneau d'Einstein, et sans oublier le phénomène de micro-lentille applicable aux étoiles... Il ne fait aucun doute qu'un le lien intime existe entre la courbure de l'espace-temps et le phénomène de lentille gravitationnelle, et que ce lien est présent à toutes les échelles et en tous les points de l'univers. Grâce aux nouvelles technologies et aux missions spatiales déjà programmées pour le siècle prochain, notre compréhension physique du cosmos ne pourra que s'accroître sans cesse.

(A suivre)
Texte traduit et adapté par André Lausberg, à partir des références suivantes:
Gravitational lenses, par Sjur Refsdal et Jean Surdej, paru dans les Reports of Progress in Physics, 56 (1994) pp117-186.
Gravitational Lensing par Jean Surdej et Jean-François Claeskens, écrit pour le livre intitulé The Century of Space Science, sous presse.
Rappelons également le site internet où l'on peut trouver des compléments d'informations et de nombreuses images: https://vela.astro.uliege.be/grav_lens/
* Astronome suisse inventeur notamment de la "masse manquante" dans les amas de galaxies.